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Entretien avec Zhu Xiao-Mei
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« Mozart, le musicien qui avance le cœur joyeux dans la nuit de la mort »
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Zhu Xiao-Mei, que représente Mozart pour vous ?



Mozart est pour moi un compositeur résolument à part. Tout le monde le connaît, depuis son plus jeune âge. Son nom est devenu un nom commun. On fête son anniversaire. Il est adoré de tous, des enfants aux plus grands intellectuels et sa musique passe partout. Mais une fois que nous avons dit cela, nous sommes face à un grand mystère : pourquoi ?

Si on essaie de pénétrer un peu ce mystère, qu’est-ce qui, à votre sens, caractérise sa musique ?



Deux choses peut-être : sa liberté et sa profondeur.



Pour jouer Mozart, je crois qu’il faut savoir ce qu’est la liberté, le bonheur et la joie de vivre, le mépris des conventions, la force de la vie. Mozart était un homme qui aimait follement la vie. Il adorait s’amuser, il dépensait tout l’argent qu’il pouvait avoir, et même plus. On ne devait pas s’ennuyer en sa compagnie et être de ses amis devait être extrêmement drôle. Il avait un côté fantasque, dans lequel, au fond, je me retrouve.



Cette liberté, il semble qu’on l’entend dans votre enregistrement !



Je l’espère. En tout cas, j’ai recherché cette spontanéité, cette liberté. Sa musique est tellement vivante ! Je crois que notre manière d’interpréter Mozart a beaucoup changé toutes ces dernières années, notamment sous l’influence des musiciens baroques qui tout en étant plus fidèles au texte ont introduit aussi beaucoup plus de liberté et de fantaisie, que ce soit dans le choix des tempi, des couleurs, des dynamiques. Tout particulièrement s’agissant des opéras. Je crois qu’ils ont raison.



Globalement, vous prenez des tempi allants, comme au début des Variations sur Ah ! vous dirai-je Maman.



Je trouve que si on joue ce thème trop lentement, on commence à compter les temps. Je n’aime pas cela et je trouve que c’est la dernière chose à faire dans cette musique.



Prenez un autre exemple : le début de la Sonate en ré majeur. Il y a un élan irrépressible dans cette musique : si vous jouez trop sur les temps, à mon sens, vous la cassez. Le mépris des conventions chez Mozart, c’est aussi le mépris de la barre de mesure. Ce qui ne veut en aucun cas dire le mépris du rythme !



Et la profondeur de cette musique ?



Oh, elle est partout !



Elle est d’abord dans les dialogues entre les voix qui sont autant de personnages différents.

Mozart, c’est peut-être le plus grand des compositeurs d’opéra. Prenez Cosi fan tutte et regardez comment Mozart fait dialoguer ces six personnages si différents, comment il leur fait exprimer, souvent de manière simultanée, des émotions et des sentiments si contradictoires et d’une palette si large. Cette manière de mettre en scène des personnalités différentes, on la retrouve dans ses concertos et bien sûr dans sa musique pour piano. Le final de la Sonate en do majeur annonce par exemple pour moi le final du deuxième acte des Noces de Figaro et son invraisemblable accumulation de personnages.



La profondeur de Mozart, elle est aussi dans les jeux de clair-obscur de sa musique qui passe de l’ombre à la lumière. C’est particulièrement vrai dans les mouvements lents de la Sonate en do majeur et de la Sonate en ré majeur qui oscillent entre majeur et mineur et qui, à l’instar de l’Adagio en si mineur, se terminent en majeur. Comme si Mozart ne voulait pas conclure sur une note trop sombre et nous disait : après tout, ce n’est pas si grave. Tout cela crée un sentiment indéfini, ni gai, ni triste, à mi-chemin entre le rire et les larmes qui est la marque de son génie et n’est ni plus ni moins qu’un reflet de ce qu’est la vie.



Quels sont les défis que la musique de Mozart pose aux interprètes ?
 
C’est, je pense, le compositeur qui est le plus difficile à jouer, celui qui, par essence, leur fait le plus peur.



Pour jouer Mozart, il faut d’une certaine manière retourner en enfance et laisser parler sa musique, naturellement.



La difficulté, justement, c’est qu’avec le temps, vous cherchez à ajouter. Des intentions, des effets. Vous êtes devenu adulte, vous êtes désormais quelqu’un de sérieux, vous courez après la perfection, vous voulez vous hisser au niveau de Mozart. Vous voulez montrer que vous comprenez cette musique. Mais c’est terrible : ce faisant, vous vous en éloignez, vous la faites disparaître.



Je me rappelle de Rudolf Serkin qui ne pouvait pas commencer un concert avec Mozart. Il disait qu’il avait besoin de le faire avec un autre compositeur, pour se détendre, pour s’oublier lui-même, pour atteindre un état de pureté qui laisse passer la musique. Alors, il pouvait jouer Mozart.



C’est ce qui fait aussi que dans certains cas exceptionnels, des enfants peuvent être de très bons interprètes de cette musique. Je me souviens de la visite d’Isaac Stern en Chine dans les années soixante-dix. Un enfant d’une dizaine d’années lui a joué les Variations sur Ah ! vous dirai-je Maman. C’était de loin le plus jeune de tous les musiciens qu’il faisait travailler, presque un bébé. « Magnifique ! Je n’ai rien à dire » ont été les seuls mots de Stern.



Votre programme se concentre sur les dernières années de la vie de Mozart. L’œuvre la plus ancienne date de 1778 et la dernière de 1791, l’année de sa mort.



Oui, l’œuvre la plus ancienne, la Sonate en ut majeur, a été composée alors que Mozart séjournait à Paris, dans cette ville que j’aime tant et qui est devenue la mienne. Sa mère y est décédée et a été enterrée à Saint-Eustache et il a joué dans nombre de lieux du Paris historique situés non loin d’où j’habite. C’est passionnant d’aller sur ses traces, rue François Miron, place des Vosges, rue du Sentier, de l’imaginer au Concert Spirituel. Cela rend son génie plus familier, plus proche. Je me le représente se promenant dans Paris, étranger dans une ville qui ne lui est pas favorable. Dans le mouvement lent de la Sonate en do majeur, à mon sens une de ses plus belles créations, vous sentez le doute qui point. Etre étranger dans un pays, c’est une expérience que j’ai connue plusieurs fois dans ma vie. Cela n’a rien de facile.



Pour autant, vous préférez commencer avec les Variations sur Ah ! vous dirai-je Maman dont on sait maintenant qu’elles ont vraisemblablement été écrites à Vienne au cours des années 1781-1782 et non pas au cours du séjour parisien de Mozart.



C’est une merveilleuse entrée en matière, tellement simple, tellement évidente !



Le reste de votre programme en revanche est chronologique ?



Oui, la Fantaisie en ut mineur, initialement écrite pour piano et violon, a été commencée à Vienne en 1782. J’adore son côté orchestral. L’Adagio en si mineur – qui est un peu pour moi le mouvement lent de ce programme - date de 1788, les Variations en ré majeur sur un thème de Duport de 1789, de même que la Sonate en ré majeur. L’Andante für eine Walze in eine kleine Orgel porte quant à lui la date du 4 mai 1791.



Qu’est-ce qui vous frappe dans l’évolution de l’écriture pour piano de Mozart au cours de toutes ces années ?



A y bien regarder, Mozart reste le même tout au long des œuvres de ce programme. Demain il va mourir. Change-t-il pour autant ? Non.



Il y a quelques années, j’avais enregistré les dernières sonates des grands classiques viennois : Mozart, Haydn, Beethoven et Schubert. Je voulais comprendre ce que ces grands génies ressentaient à l’approche de la mort. Beethoven, l’Opus 111, Schubert, la Sonate D 960, c’est vertigineux.



Mon enregistrement de la Sonate en ré majeur, je n’ai pas voulu le laisser sortir. Je ne ressentais rien de spécial. Avec la maturité, je ne voyais pas Mozart être devenu plus sage, plus philosophe. C’était toujours le même homme, aussi souriant. J’ai compris petit à petit que ce que je pensais être une faiblesse est en réalité une force.



Mozart est certes un enfant, mais un enfant qui a tout connu. Son parcours m’évoque la phrase de Lao-tseu :

« Celui qui possède en lui la plénitude de la vertu 

Est comme l’enfant nouveau-né »



Pouvons-nous nous arrêter sur cet Andante für eine Walze in eine kleine Orgel, si peu joué ?



Cette œuvre est un petit bijou. Et c’est la dernière œuvre pour clavier de Mozart. Ce qui m’émeut profondément, c’est qu’à quelques mois de sa mort, Mozart continue de porter un regard d’enfant sur le monde. Pensons à la Flûte Enchantée : c’est précisément à ce moment-là qu’il s’attelle à sa composition.



Au fond, que pensez-vous de l’attitude de Mozart par rapport à la mort ?



Je pense qu’elle ne l’effraie pas et même qu’il s’en moque. Il est éternellement jeune. Il est totalement libre devant la mort. C’est sa force. Tout le monde voit le dernier Mozart à travers son Requiem…



…dont il reçoit la commande par un mystérieux messager à l’été 1791, peu de mois avant sa mort, et dont il ne pourra achever la composition…



Exactement. Tout cela évidemment impressionne beaucoup.



Mais il y a aussi au cours de ce même été 1791 l’achèvement de la Flûte Enchantée. Et écoutez la musique à la fin du deuxième acte quand Tamino et Pamina traversent, au son de la flûte de Tamino, l’épreuve du feu et de l’eau…



…c’est-à-dire de la mort…



… oui. Que chantent-ils au son de la flûte de Tamino qui joue la musique la plus simplement joyeuse que vous pouvez imaginer : « Nous avançons le cœur joyeux dans la nuit de la mort » ? C’est en même temps d’une simplicité et d’une spiritualité bouleversantes.



Mozart, c’est le compositeur qui avance le cœur joyeux dans la nuit de la mort ?



Assurément.



C’est pour cela que pour ma mort, je souhaite que l’on joue du Mozart…



…mais Bach que vous servez depuis toujours ?



On en jouera aussi. Mais Mozart, c’est le meilleur compositeur pour prendre congé (rires) !

 


Entretien réalisé par Michel Mollard

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