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Beethoven-Schubert
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Entretien avec Zhu Xiao-Mei
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Zhu Xiao-Mei, pourquoi ce couplage des deux dernières sonates de Beethoven et de Schubert ?



Il y a dans la vie une évidence : il faut partir un jour. Chacun de nous cherche à se la cacher. Et puis arrive le moment où vous en prenez vraiment conscience, où cette évidence devient une réalité avec laquelle vous allez vivre et non plus une idée abstraite qui vous traverse l’esprit de temps en temps. J’ai observé que cela arrivait souvent à l’occasion d’une maladie ou d’un décès qui vous marque tout particulièrement. Cette prise de conscience, j’en ai fait l’expérience il y a une dizaine d’années. Cela m’a donné envie de retourner voir de plus près ce que ces deux grands génies de la musique, Beethoven et Schubert, avaient exprimé dans leurs dernières sonates pour piano.



Mais il y a une grande différence entre les deux compositeurs. Beethoven a achevé son Opus 111 en janvier 1822, soit plus de cinq ans avant sa mort alors que Schubert a mis un point final à sa Sonate en si bémol majeur en septembre 1828, moins de deux mois avant sa mort.



C’est vrai. De plus, la Sonate en si bémol majeur est la dernière œuvre d’envergure que Schubert a composée alors qu’après l’Opus 111, Beethoven écrira encore rien moins que la Neuvième Symphonie, la Missa Solemnis, ses derniers quatuors ou, pour en rester au piano, les Variations Diabelli. Cela étant, je suis persuadée que c’est dans son Opus 111 qu’il nous livre au piano son message suprême sur la mort. Pour moi, ni les Variations Diabelli, ni son adieu au piano, les Bagatelles de l’opus 126 ne nous parlent de la mort.



L’Opus 111 est en deux mouvements seulement et s’éloigne donc de la forme sonate traditionnelle.



Oui. En réalité, cette forme me semble limpide. Le premier mouvement symbolise le combat, la lutte. Beethoven qui était bien placé pour le savoir nous rappelle ce message tellement simple : il faut se battre pour vivre. Ce premier mouvement dégage une tension extrême, un peu comme en son temps, le premier mouvement de la Cinquième Symphonie, mais surtout il prépare le second où tout va se jouer…



…une série de variations…



…oui, sur un thème très simple et dans la plus simple des tonalités, do majeur. Un peu à la manière de l’Aria initial des Variations Goldberg. Aria, arietta, cela se ressemble…



…ou à la manière du dernier mouvement de la Sonate opus 109. Les exemples de variations sont innombrables dans le dernier Beethoven. Pourquoi à votre avis ?



Vous avez raison : le dernier Beethoven est obsédé par la variation. Et par la fugue aussi. Comme je le suis aussi (rires) !



Je pense que la variation, surtout lorsqu’elle présente un caractère cyclique, avec un thème initial qui réapparaît à la fin comme ici mais aussi comme dans les Goldberg ou l’Opus 109, est l’une des formes qui vous rapproche le plus de l’inexprimable.



Une fois le thème de l’Arietta exposé, vient une première variation, puis une deuxième en fugato, qui font monter la tension. Arrive la troisième variation que tant de pianistes joue comme une pièce de jazz virtuose et déchaînée alors qu’elle est pour moi empreinte de la plus grande des noblesses. C’est à la quatrième variation que tout change…



…elle nous fait entrer dans un autre monde ?



Exactement. Elle commence pianissimo. Nous nous élevons, nous nous détachons du monde, nous traversons  la couche de nuages qui entoure cette terre, nous atteignons un ciel aux couleurs magnifiques, nous sommes ailleurs. Cette musique, personne ne l’a jamais composée avant Beethoven. Elle nous fait entrer dans un monde inconnu, avec des modulations étranges. Puis, dans la variation suivante, Beethoven convoque l’extrême grave et l’extrême aigu du piano, comme s’il voulait faire entrer le monde entier dans son piano. Enfin le thème initial réapparaît tel un hymne à la gloire du monde, avant de se désagréger, de sombrer dans une sorte de néant, de non-être, qui est aussi une forme de délivrance. Là est la sagesse suprême.



La sagesse suprême est dans le non-être ?



Pour moi, oui. Cela étant, l’Opus 111 est pour moi une œuvre atypique chez Beethoven. Dans ses œuvres ultérieures pour piano, les Variations Diabelli ou les Bagatelles opus 126, je ne retrouve pas les mêmes sentiments. Ni d’ailleurs dans ses derniers quatuors. L’idée de lutte y sera de nouveau très présente. Dans les dernières œuvres de Beethoven, cette aspiration au non-être, au néant, au silence, ce renoncement à la lutte justement, je la vois surtout dans l’Opus 111.

Il y a une autre idée qui me touche aussi beaucoup dans cette œuvre, celle que pour les vrais sages comme Beethoven, l’extérieur ne compte pas. Sa vraie force est intérieure. Il peut être calomnié, rejeté, prisonnier : il a compris que la vraie liberté est en lui.



Bien que quasiment contemporaine, la Sonate en si bémol majeur de Schubert nous livre un message bien différent…



Nous sommes dans un univers complètement différent. Schubert est malade et manque d’argent. Il va mourir deux mois plus tard. En a-t-il le pressentiment ? On ne le sait. Toujours est-il qu’il compose là des chefs d’œuvre incroyables, notamment sa dernière sonate pour piano et le Quintette pour deux violoncelles, qui sont pour moi deux des plus belles œuvres qui parlent de la mort.



Quelle est à votre sens l’attitude de Schubert face à la mort ?



Résigné et contemplatif à la fois. C’est pour moi très clair dans les deux premiers mouvements de la Sonate en si bémol majeur. Le deuxième mouvement de cette sonate nous emmène dans un ailleurs où seul Schubert est capable de nous conduire. Il est dans une tonalité do dièse mineur qui est à l’opposé du si bémol majeur des trois autres mouvements. C’est un mouvement extrêmement méditatif et douloureux.



Je ne pense pas que Schubert soit serein face à la mort. La musique de ces deux premiers mouvements est traversée de passages mystérieux et de moments de révolte. La mort est un arrachement pour Schubert…



…alors qu’elle serait plus un détachement dans l’Opus 111 de Beethoven ?



En quelque sorte. Beethoven compose son Opus 111 à plus de cinquante ans. Schubert n’a que 31 ans quand il quitte cette terre. La différence d’âge est sûrement un élément d’explication. Cela étant, je ne suis pas sûr que le Beethoven de trente ans parlait aussi profondément de la mort que Schubert dans sa dernière sonate.



Que dire des deux derniers mouvements de cette Sonate en si bémol majeur ?



Leur atmosphère est complètement différente, beaucoup plus lumineuse. Ils ont un caractère ludique, voire joyeux, même s’ils sont traversés de moments d’angoisse ou de révolte, comme le Trio du Scherzo ou les passages fortissimos du final précédés chaque fois de deux mesures de silence angoissantes.



Y a-t-il d’autres compositeurs qui parlent aussi bien de la mort que Beethoven et Schubert dans leurs dernières œuvres pour piano ?



Bach dans son Art de la Fugue n’est déjà plus sur terre. Il est de l’autre côté du miroir. Mozart avec son petit Andante en fa majeur nous dit, je pense, qu’il s’en moque. Beethoven et Schubert nous en parlent comme deux frères qui nous montrent le fond de leur âme et ils nous bouleversent.

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