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Entretien avec ZHU Xiao-Mei
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Jean-Sébastien BACH : Deuxième livre du Clavier bien tempéré
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Zhu Xiao-Mei, que représente le Clavier bien tempéré pour vous ?



Comme tous les musiciens, je répondrai : une bible. Mais en même temps une bible qui est souvent plus admirée qu’aimée, plus révérée qu’écoutée et qui demeure au final souvent peu jouée en concert et peu connue du grand public. A l’exception du fameux premier prélude du premier livre, bien sûr !



A quoi cela tient-il à votre avis ?



Le grand public pense en général qu’il s’agit d’une œuvre difficile d’accès, intellectuelle. Il faut dire que l’on a souvent tout fait pour la lui présenter ainsi. Je pense pour ma part que c’est une œuvre qu’on peut tout aussi bien approcher d’une manière différente, par son côté humain.

C’est une œuvre telle¬ment riche, tellement profonde, d’une telle hauteur d’inspiration et tellement sensible. Oui, tellement sensible, on ne le dira jamais assez. Ce n’est pas parce que sa construction est rigoureuse qu’elle est « mathématique » comme j’ai pu l’entendre dire. Le Clavier bien tempéré, c’est une œuvre pour tout le monde, destinée à tous.



Vous dîtes que c’est une bible. Hans von Bülow disait que c’était l’Ancien Testament de la musique. Le Clavier bien tempéré serait-elle une œuvre « religieuse » ?



D’une manière générale, je ne crois pas que la musique de Bach se résume à la religion. Elle est encore plus universelle que cela. Les Chinois vénèrent Bach, peut-être plus que tout autre compositeur. Or l’idée même de religion ne leur est pas familière.


Dire cela n’est pas nier la spiritualité intense de cette musique, bien au contraire. Jamais Bach n’écrit une note inutile, jamais il n’exprime un sentiment bas. Toujours, il regarde vers le haut.



A quand remonte votre première rencontre avec le Clavier bien tempéré ?



Comme presque tout le monde, j’ai joué les pièces les plus simples de Bach quand j’étais toute petite. Le Clavier bien tempéré, j’ai vraiment commencé à le travailler au Conservatoire de Pékin, où je suis entrée quand j’avais dix ans. Mon professeur m’y a fait étudier quantité de préludes et fugues. Je me souviens que j’attendais la fin de la journée pour m’y atteler. J’étais jeune, c’était inconscient, mais une fois que j’avais joué cette musique, j’étais incapable de passer à autre chose ! Je me sentais tellement bien ! Puis, comme vous le savez, dès 1964, la musique classique occidentale a été interdite en Chine. Pendant toutes les premières années de la Révolution culturelle, je n’ai plus joué Bach.



Il ne vous manquait pas ?



Pas du tout ! Comme tous mes cama¬rades du Conservatoire, je pensais qu’il fallait bien mieux faire la révolution !



Comment êtes-vous revenue à lui ?



Pendant plus de cinq ans, j’ai été envoyée en camp aux frontières de la Mongolie-Intérieure, pour être « rééduquée ». C’est là, au bout du monde, que peu à peu j’ai compris que je ne pouvais vivre sans musique. Grâce à des complicités, j’ai pu, en cachette, me faire envoyer quelques partitions. Parmi les rares qui me sont parvenues il y avait le premier livre du Clavier bien tempéré. Pour pouvoir la partager avec mes compagnons, je l’ai recopiée en entier sur un petit cahier que j’ai d’ailleurs toujours conservé avec moi. Vous n’imaginez pas ce que cette partition représentait pour moi, le soin que j’ai mis à la calligraphier, en essayant de ne pas me faire prendre. Bien plus tard, j’ai découvert que Bach lui-même avait lui aussi passé beaucoup de temps à copier de la musique, la sien¬ne mais aussi celle des autres ! Cela m’a fait chaud au cœur.



Mais vous pouviez jouer du piano en Mongolie ?



Les dernières années de mon séjour, oui. J’avais réussi à me faire envoyer mon piano de Pékin. La musique classique occidentale demeurait interdite. Je jouais Bach en faisant croire que c’était de la musique officielle chinoise.



Pourquoi lui ?



Parce qu’il faisait froid !



?



Je jouais dans une petite pièce du camp, totalement glaciale. Il y faisait rarement plus de zéro. Me chauffer les doigts était, au sens propre, une épreuve. J’ai alors mis en pratique un conseil que m’avait donné mon professeur au Conservatoire de Pékin et que je n’avais pas compris sur le coup. La meilleure manière de chauffer tes doigts, m’avait-il dit, c’est de travailler les fugues du Clavier Bien Tempéré de Bach, tout particulièrement les plus lentes d’entre elles et de faire entendre clairement chacune des voix de la polyphonie. Je l’ai écouté, m’attelant notamment sans fin aux quatrième et vingt-deuxième fugues du premier livre, les deux seules fugues à cinq voix du volume. Les jouer contraint la main à une forme d’immobilisme et les doigts à des prodiges de tenue, de souplesse et d’indépendance. Une sorte de tai-chi-chuan, d’agir sans agir ! L’effet a été formidable. Plus je les travaillais, mieux je me sentais. C’était incroyable. Comme si l’esprit de cette musique me réchauffait les mains.


En même temps, je me suis rendu compte à quel point cette musique, plus que tout autre, avait la capacité de me redonner du courage, de me rendre heureuse. Plus encore peut-être, j’avais l’impression avec elle de retrouver la dignité dont on nous privait dans le camp. Et là, j’ai commencé à vraiment comprendre la puissance de la musique de Bach. Elle est depuis devenu mon pain quotidien et je n’ai eu de cesse de vouloir partager le bonheur qu’il me procure avec le public.



Pourquoi cette musique, considérée à nouveau comme une musique austère et intimidante, est-elle une musique de bonheur ?



On ne peut pas répondre de manière complète ou trop précise à cette question. Mais il me semble que sa continuité est un élément d’explication. Il n’y a pas de rupture dans cette musique. Elle a la beauté de l’eau qui coule. Bien sûr elle a ses débuts et ses fins de phrases, ses séquences et ses respirations, à l’instar d’un grand poème, mais la manière qu’a Bach de composer, sa science incroyable du contrepoint induisent un perpétuel tuilage des lignes, même aux articulations les plus saillantes du discours. Sa musique ne s’arrête pas, les voix se répondent les unes aux autres, l’une s’efface, l’autre reprend le dessus, la fin est un commencement, le commence¬ment une fin…



…il me semble que c’est une référence au taoïsme ?



Si l’on veut. Il y a une puissance liée à la continuité : celle tout simplement de la vie. Cette pensée imprègne l’œuvre de Lao-Tseu, le grand philosophe chinois à l’origine du taoïsme. Lao-Tseu et Bach sont des génies qui se rejoignent sur tant de points !


A la réflexion, ce qui fait aussi de cette musique une musique de bonheur, c’est sa noblesse. Elle vous tire vers le haut. C’est la musique du Bien. Et approcher le Bien rend heureux.



Quels sont les défis que pose le Clavier bien tempéré à son interprète ?



L’œuvre est d’une très grande difficulté technique. Le grand public pense souvent que la musique de Liszt, par exemple, est très difficile à jouer. En réalité, elle est écrite de manière très pianistique, elle tombe sous les doigts. Ce n’est pas le cas du Clavier bien tempéré. Les doigts doivent être d’une autonomie parfaite. La main gauche et la main droite se situent strictement sur le même plan. Et si vous manquez une note, une seule, tout s’écroule !


Je pense aussi que si vous la jouez au piano, il vous faut rechercher le plus de couleurs possibles. Cela nécessite un travail très minutieux sur la pédale. Il vous faut développer un vrai toucher avec les pieds ! L’idéal serait de pouvoir jouer cette œuvre pieds nus !


Le grand public ne se rend pas toujours compte de cela. Au fond, la musique peut-être la plus virtuose qui soit ne donne lieu à aucun effet, à aucun spectacle : c’est là en partie sa grandeur. Lao-Tseu, dont nous parlions, disait : « la grande musique n’a guère de sons ». On pourrait le paraphraser en disant : « la grande virtuosité n’offre guère de spectacle ».



Mais cet aspect technique n’est pas le plus grand défi que pose l’interprétation du Clavier bien tempéré…



…non, bien sûr. Le plus difficile est de « faire passer » l’œuvre. Vous savez, je pense qu’on ne doit pas jouer pour soi mais pour partager avec le public. C’est ce dont ma vie m’a convaincue. Le public m’aide énormément dans la compréhension de l’œuvre et dans mes choix. Quand tout à coup, en jouant, je sens le silence et la concentration qui montent dans la salle, je me dis que j’approche du but et que ce que je fais a peut-être du sens.



Et donc, de ce point de vue, quels sont pour vous les points essentiels pour jouer le Clavier bien tempéré ?



Je vais d’abord dire ce que, à mon sens, on doit éviter : être maniéré ou, à l’opposé, être austère. Cela, c’est vraiment ce que je ne veux pas.


Ce que je veux est plus difficile à exprimer par des mots. Bien que je joue Bach depuis des dizaines d’années, je continue de chercher. Mais pour tenter de répondre à la question, je dirais qu’il faut savoir chanter et danser.


Chanter, c’est-à-dire éviter le note à note, tenir le souffle, porter chaque phrase comme on le ferait d’une bougie qu’on ne veut pas voir s’éteindre un soir de vent. Prenez le thème de la deuxième fugue en do mineur. C’est une mélodie splendide. Il faut la jouer sur le souffle, comme le fe¬rait un chanteur : la barre de mesure doit s’effacer. Et évidemment cela doit être le cas à chaque entrée du sujet. Je pourrais multiplier les exemples.


Je pense aussi qu’il faut aussi savoir danser. La danse suppose le rythme. Et aussi le choix d’un bon tempo : on ne peut pas danser sur une musique dont le tempo est trop lent ou trop rapide. L’idée de danse me renvoie à celle d’énergie. Toute la musique de Bach est porteuse d’une énergie fabuleuse. Une énergie qui n’a rien à voir bien sûr avec l’agitation. Une énergie vi¬tale à nouveau.



Pouvez-vous donner un exemple où vous trouvez que l’idée de danse est particulièrement présente ?



Dans la douzième fugue en fa mineur. Dans le dix-huitième prélude en sol dièse mineur. Dans ce prélude, on a vraiment l’impression d’une fête populaire. J’ose le dire : bien arrosée, au risque de me fâcher avec certains ! Là aussi, on pourrait multiplier les exemples.



A vous écouter on a l’impression que cette œuvre est finalement la plus abordable qui soit !

Ce serait aller trop loin. Certains morceaux m’ont posé aussi à moi beaucoup de difficultés au début. Je ne les faisais pas miens, ils me parlaient moins que les autres, je ne les aimais pas du même amour, comme ce peut être le cas dans la vie de certaines personnes…



… par exemple ?



…le septième prélude en mi bémol majeur, une invention à trois voix innocente, très jeune, très simple, pas du tout l’œuvre d’un vieux sage. Il a mis très longtemps à venir. Comme la treizième fugue en fa dièse majeur ou encore la dix-septième en la bémol majeur. Donc il est normal qu’il en soit de même pour le public.


Il y a aussi des morceaux qui sont intrinsèquement complexes…



… comme la quatorzième fugue en fa dièse mineur.



Oui, bien sûr. C’est une triple fugue…



Pouvez-vous expliquer ce qu’est une triple fugue ?



C’est une fugue qui a trois sujets différents. Au début, le premier sujet entre à plusieurs reprises puis il s’efface. Un deuxième sujet puis un troisième sujet interviennent qui, eux aussi, entrent à plusieurs reprises. Les sujets entrent ensuite ensemble dans des combinai¬sons diverses avant d’être vraiment les trois ensemble dans les toutes dernières mesures. Entendre cela nécessite bien sûr beaucoup de concentration. Mais au passage imaginons ce que donneraient dans la vie trois personnes parlant au même moment : une cacophonie terrible. Chez Bach, c’est le contraire : une harmonie suprême.



Parmi les morceaux difficiles, il y a aussi bien sûr la vingt-deuxième fugue en si bémol mineur.



Oui, c’est une des fugues les plus impressionnantes de tout le Clavier bien tempéré. Le sujet et le contre-su¬jet interviennent dans leur forme initiale mais aussi en imitation par mouvement contraire (pour faire simple comme si vous regardiez le thème musical dans un miroir). Tout cela donne lieu à un grand nombre de combinaisons jusqu’à la strette finale.



Comment le néophyte peut-il s’y retrouver ?



C’est une fugue d’une densité minérale. On se trouve face à elle comme face à une montagne. Face à une telle puissance, une telle tension, on ne peut pas rester indifférent. On peut aimer ou fuir. C’est une fugue qui pose d’ailleurs la question de la construction du recueil. J’ai souvent été tentée de terminer par elle en jouant le deuxième livre. Après elle, il est difficile d’enchaîner.

Pourquoi avoir commencé par enregistrer le deuxième livre du Clavier bien tempéré.



Pour diverses raisons, il a toujours été tenu un peu dans l’ombre du premier livre. Il n’y a pas de sens à établir de hiérarchie entre les deux livres, c’est injuste. Il mérite lui aussi d’être mis en avant.



Quels conseils donneriez-vous au néophyte qui aborde le Clavier bien tempéré pour la première fois ?



De prendre son temps. Nous sommes dans un monde où tout va tellement vite que nous n’avons plus le temps d’écouter, de regarder, d’admirer. Or il faut du temps pour découvrir les belles choses.


Il convient ensuite d’avoir l’esprit disponible. Pour voir au fond d’un lac, il faut que la surface soit lisse et calme. Plus elle l’est, plus on peut voir en profondeur. Il en est de même de l’esprit : plus il est calme et détaché, plus il peut voir profond.


Je lui conseillerais enfin de l’écouter par petits morceaux, par blocs de six prélu¬des et fugues, ou en commençant par les plus faciles d’accès : pour moi, les prélu¬des et fugues en do majeur, do mineur, do dièse majeur, ré mineur, fa mineur et sol majeur. (c’est-à-dire les premier, deuxième, troisième, sixième, douzième et quinzième).


Et je lui citerai un proverbe chinois : Dus¬hu baipian, qiyi zijian.



C’est-à-dire ?



(rires) « En relisant cent fois, le sens se dégage spontanément ».



Interviewer : Michel Mollard

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